L’aéroport

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L’hôtesse cesse de s’occuper à son pupitre, relève la tête. Je la fixe des yeux, et nos regards se croisent. Elle a peut-être vingt-cinq ans. Alors que je m’apprête à reprendre l’avion, ses traits fins et son allure élégante tiennent à contredire le sentiment persistant que j’ai d’une dégradation générale des êtres. Je repense aux hommes, aux femmes, aux enfants que j’ai observés sur la plage, au marché, dans les rues. Toute qualité humaine n’a pas été éteinte dans le pays, tous les êtres ne sont pas détruits par la précarité permanente et enlaidis par la mauvaise alimentation. Les hommes ne sont pas entièrement brisés, et les femmes y peuvent encore resplendir.

extrait de

Théo Ananissoh, Ténèbres à midi, Gallimard, Continents noirs, 2010, p. 135.

Le palais

assemblée nationale, Ténèbres à midi
Je donne au taxi comme destination le Marina, et le prie de me laisser devant l’hôtel.
A pied, je m’engage sur le chemin isolé et ombragé qui mène à l’entrée de ce que ne suis pas seul à considérer comme un repaire. J’ai dû passer deux points de contrôle militaire avant d’y arriver. On me demande ce que je veux ; je répète que j’ai rendez-vous avec le conseiller Bamezon. Au second barrage, on me fouille. J’ai un petit sac à dos ; on examine son contenu.
Au bout de l’allée, à l’intérieur d’une guérite, et à côté – obstruant le passage – se tiennent une demi-douzaine d’hommes dont certains sont en civil. A ma surprise, ils ne paraissent pas préoccupés de me scruter. Je redonne le nom du conseiller Bamezon : ils réclament une pièce d’identité, qu’ils gardent. (Eric Bamezon aurait pu me prévenir.) Ils me font attendre le temps de téléphoner à quelqu’un. puis ils m’autorisent à continuer en m’indiquant bien de quel côté je dois me diriger. J’entre et découvre, étonné, une grande cour qui n’est guère embellie. Le gazon est à peine tondu. Les ambassades des États-Unis et de France, pas loin, le jardin de l’hôtel Marina, à côté, présentent des espaces vers enchanteurs en comparaison. Toute la construction, de plusieurs centaines de mètres de long, est une masse de béton stupide. J’emprunte un chemin en ciment qui monte en s’incurvant vers le premier niveau du palais. Une porte vitrée à deux battants ouvre sur un long couloir. Les poignées ( je prie le lecteur de croire à ce que je rapporte) et leur pourtour sont si crasseux que je n’ose toucher. Je pousse du coude et du pied. La porte grince et résiste. Le sol, en marbre, est usé et poussiéreux. Les bureaux s’alignent à main gauche ; à droite est assis un homme vêtu d’un uniforme militaire bleu foncé cousu sur le modèle d’un vêtement de vite. Il me fait signe de prendre place sur une chaise, à côté d’autres personnes.
extrait de
Théo Ananissoh, Ténèbres à midi, Gallimard, Continents noirs, 2010, p. 24

Une écriture blanche pour peindre la nuit

On ne sait pas grand-chose du narrateur de Ténèbres à midi. Il est parti vingt ans plus tôt pour la France puis pour l’Allemagne. Il n’a plus d’amis au Togo, plus de famille non plus, semble-t-il. Il dort à l’hôtel.

Il est de retour à Lomé pour un séjour de quatre semaines, avec en tête un projet qui lui a été soufflé par Nadine : écrire sur la réalité du Togo, mettre les lieux de ce pays dans un livre.

« Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel » écrit Théo Ananissoh. Telle est la difficulté de l’entreprise du narrateur de Ténèbres à midi. Il cherche à rencontrer quelqu’un qui serait en prise avec le réel, vivrait et travaillerait à Lomé, voire participerait au régime en place. Nadine (dont la librairie appartient, hélas, à l’imaginaire ; à quand une vraie librairie à Lomé ?) le met en relation avec Eric Bamezon, conseiller spécial à la présidence.
Bamezon est un double en négatif du narrateur. Écrivains tous les deux, ils ont fait le même lycée, puis poursuivi les mêmes études en Europe. Bamezon, cependant, est rentré au pays trois ans et demi auparavant, car il a accepté – fait l’erreur – est tombé dans le piège – de servir le régime. Il y a donc celui qui est parti, qui a tourné le dos au pays, et celui qui est revenu et a sauté à pieds joints dans le marasme. Y a-t-il, entre les chemins suivis par le narrateur et par Bamezon, une troisième voie ? Peut-on vivre dans cette Afrique « sale-et-dégueulasse » (p. 32), sans œillères, sans être un doux utopiste ou un cynique adepte du charity business, ni collaborer à un régime stupide, crasseux, usé et poussiéreux, pour reprendre les mots utilisés par Théo Ananissoh lorsqu’il décrit le bâtiment qui abrite la présidence ? Difficile.

L’objectif de l’écrivain est pourtant atteint. Il n’est plus nécessaire de grimper au balcon d’un grand hôtel pour voir Lomé autrement. Avec Ténèbres à midi, il est maintenant possible de longer le boulevard circulaire avec des mots d’écrivains dans la tête. Les mots de Théo Ananissoh, étranger dans son propre pays, ne cherchent pas à sublimer la ville où tout n’est qu’ « odeurs pourries, crasses, pollution et bruits » p. 29. Les phrases sont courtes, rédigées au présent de l’indicatif, tranchantes comme une lame. Elles redonnent de l’acuité au regard du lecteur qui, comme moi, se trouve in situ. Car il y a des choses que l’on oublie de voir quand on vit à Lomé. Quand on roule sur le front de mer, au milieu des essaims de zemidjans, au niveau du Grand Marché, on remonte les vitres de la voiture, même si la climatisation ne marche plus, pour ne pas répondre aux sollicitations des vendeurs de papier mouchoir, de chiots, de petit cola ; pour ne pas voir les unijambistes qui slaloment entre les véhicules sur des planchettes à roulette ; ni toutes ces femmes que Théo Ananissoh devine jeunes sous leurs traits fatigués, qui circulent en file avec des charges trop lourdes sur la tête. Le dimanche, quand on va à la plage vers Agbodrafo pour respirer un air moins vicié, on se repose, on prend de jolies photos avec les vagues pour décor, et au retour on ne raconte pas que la balade a été bornée par des hommes déféquant en plein jour dans le sable, dessinant deux silhouettes en ombre chinoise, grotesques, dans le paysage saturé de lumière ; qu’une tortue énorme était portée par l’écume et que nous ne comprîmes qu’elle était morte, étouffée par un sac plastique noir, que lorsqu’elle fut rejetée sur le sable par une vague. C’est cela que Théo Ananissoh raconte. Mais derrière ce portrait désolant d’un pays où en vingt ans le développement économique n’a guère apporté plus que la pollution et le bruit, il ne faut pas oublier de voir le portrait en filigrane d’un régime parasite et corrompu, héritier d’une tradition où le pouvoir est confondu avec l’asservissement, qui se maintient par la terreur, et ce, depuis depuis, déjà bien avant la colonisation, au temps des rois précoloniaux, et dont la seule parenthèse et promesse de liberté et de dignité fut achevée par l’assassinat de Sylvanus Olympio.

à propos de

Théo Ananissoh, Ténèbres à midi, Gallimard, Continents noirs, 2010.